CANADA
(le 18/03/2010)
Analyse de Jean Leclair*
Professeur titulaire, Faculté de Droit de l'Université de Montréal
membre du réseau des experts du GITPA pour le Canada
La crise autochtone canadienne :
entre territoire et politique
La crise autochtone qui sévit actuellement au Canada et qui oppose les Wet’suwet’en, la province de Colombie- Britannique et le gouvernement fédéral canadien est le point culminant d’enjeux liés au territoire et à la gouvernance politique des communautés autochtones dans la fédération canadienne.
En l’occurrence, le différend porte sur la construction d’un gazoduc traversant le territoire traditionnel de la nation Wet’suwet’en situé dans la province de la Colombie-Britannique, territoire que les Wet’suwet’en n’ont jamais officiellement cédé par traité. Cinq des six « conseils de bande » wet’suwet’en élus en vertu de la Loi fédérale sur les Indiens ont consenti au projet, mais un certain nombre de chefs héréditaires de cette nation s’y sont opposés, tout en affirmant que leur consentement était essentiel à la poursuite du projet. La crise s’est étendue par-delà les frontières de la province, car des sympathisants autochtones et environnementalistes ont érigé des barrages un peu partout au Canada, entravant le trafic ferroviaire pendant plusieurs semaines. Tout cela devait mener à un accord entre les chefs héréditaires et les gouvernements fédéral et britanno-colombien, accord dont tous les détails n'ont pas été rendus publics et qui doit encore être approuvé par les communautés wet’suwet’en.
Cette crise a mis en exergue la question fondamentale de la nature du contrôle que peuvent exercer les peuples autochtones canadiens sur leurs territoires traditionnels et celle, non moins complexe, de l’identité des interlocuteurs autochtones légitimement autorisés à parler pour la communauté lorsque de tels territoires sont en jeu. Cette crise s’explique en partie par la coexistence de normes juridiques étatiques dont les fondements sont radicalement différents les uns des autres, certains étant paternalistes et racistes, alors que d’autres sont plus égalitaires et émancipateurs. Pour bien comprendre la situation, il faut donc décrire le faisceau juridique étatique et autochtone qui encadre la gestion du territoire et la gestion politique des communautés autochtones du Canada. Ce n’est qu’une fois cet exercice accompli qu’on pourra comprendre la dynamique politique actuelle.
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Le droit international développé graduellement par les États européens à partir du 18e siècle, et sur lequel se fonde actuellement la souveraineté d’un grand nombre de pays, dont le Canada, autorisait ces États à s’approprier les territoires habités par les peuples autochtones.
Aux termes de ce droit ethnocentrique, en tant que « découvreurs » du territoire, les États étaient souverainement autorisés à attribuer ou reconnaître des droits de possession aux peuples autochtones. Bref, dans cette logique, les peuples autochtones n’avaient aucun droit territorial autre que ceux que l’État voulait bien leur reconnaître. Au Canada, les minuscules réserves attribuées en vertu de la Loi fédérale sur les indiens en sont le meilleur exemple.
Toutefois, à côté de ce droit international s’est développée la pratique, par certains États comme les États-Unis et le Canada, de signer des traités avec les Autochtones. Au 17e et 18e siècle, ces traités avaient pour fonction principale de sceller des alliances militaires avec ces peuples alors considérés comme indépendants, mais ils devinrent rapidement un moyen d’obtenir l’abandon, par ces mêmes peuples, de leurs droits au territoire, lesquels droits entravaient la marche du développement colonial.
Ainsi, au Canada, après la signature de traités dits « de paix et d’alliance » qui visaient essentiellement à établir des coalitions militaires —pratique abandonnée en 1763, l’État britannique et ensuite le gouvernement canadien ont entrepris la négociation de traités visant à éteindre tout droit autochtone sur le territoire canadien. Toutefois, de tels traités n’ont pas été signés dans toutes les provinces de l’État fédéral canadien. Notamment, avant 1999, à quelques exceptions près, la Colombie-Britannique, où se trouve le territoire traditionnel wet’suwet’en, n’avait jamais reconnu de droits territoriaux aux nations autochtones.
Malgré le discours officiel affirmant l’absence de droits autochtones, la signature de traités à travers le pays était la reconnaissance implicite par l’État canadien de l’existence de droits territoriaux autochtones inhérents, c’est-à- dire qui ne tiraient pas leur origine et légitimité de la volonté des États, mais de l’occupation antérieure du territoire par les Autochtones.
Les tribunaux, quant à eux, dès le premier tiers du 19e siècle, en vinrent à reconnaître ce qu’on appellerait plus tard le « titre aborigène » ou « titre ancestral », c’est-à-dire un droit autochtone, non pas de propriété, mais de possession et d’occupation exclusive du territoire. Ce titre ne retire pas à l’État son pouvoir de gestion des ressources réservées aux détenteurs du titre, mais, comme on le verra, il ne peut plus agir unilatéralement. Le titre revendiqué par une communauté autochtone correspond généralement à son territoire traditionnel.
Dans une affaire portée devant les tribunaux par les chefs héréditaires wet’suwet’en, la Cour suprême du Canada a affirmé que le titre ancestral est détenu collectivement par les membres d’une nation autochtone, et que celle-ci dispose d’un pouvoir décisionnel à l’égard des terres visées (Delgamuukw [par. 115]).
La Cour suprême du Canada a reconnu et défini ce « titre » dans d’importantes décisions, dont les affaires Delgamuukw (1997) et Tsilhquot’in (2014). Elle a également imposé aux communautés autochtones le fardeau de faire la preuve de leur occupation antérieure de leur territoire traditionnel, sans laquelle un titre ne sera pas reconnu. Cette preuve est extraordinairement difficile et coûteuse à faire, les communautés ne disposant pas d’archives écrites. Une seule nation autochtone a fait cette preuve depuis 1982, date de la constitutionnalisation des droits ancestraux et issus de traités. Retenons combien il est ironique de voir que c’est aux peuples autochtones canadiens qu’incombe l’onéreuse tâche de faire la démonstration de leur occupation antérieure. Le monde à l’envers, quoi!
Dans l’arrêt Delgamuukw, après avoir défini pour la première fois le test permettant de faire la preuve d’un titre ancestral, la Cour a ordonné un nouveau procès pour déterminer si, oui ou non, les Wet’suwet’en étaient en mesure de faire la démonstration de leur titre. Plutôt que d’opter une nouvelle fois pour la confrontation judiciaire, ces derniers ont entrepris de négocier un traité avec le gouvernement de la province et le gouvernement fédéral. Après 27 ans de négociations, rien n’a été accompli. Jusqu’à aujourd’hui.
C’est donc dire qu’au Canada, il existe des terres de réserves attribuées en vertu de la loi, des terres dont le sort a été fixé par traité, et des terres à propos desquelles les communautés autochtones ont réussi à démontrer l’existence d’un titre ou d’un droit ancestral (comme un droit de chasser ou pêcher). Pour ce qui est des Wet’suwet’en, ils possèdent à la fois des terres de réserve (fort petites) aux termes de la Loi sur les indiens et ils soutiennent détenir un titre ancestral sur l’ensemble de leur territoire traditionnel. Ils n’ont encore aucun droit issu de traités. Enfin, et la chose est essentielle, pour plusieurs membres de la communauté wet’suwet’en, c’est le droit wet’suwet’en lui- même, quoique non reconnu par l’État canadien, qui régit leur rapport au territoire.
En droit canadien, les droits constitutionnels territoriaux issus de traités ou fondés sur un titre ne sont pas absolus. Une province ou le fédéral peut y porter atteinte, s’ils consultent les communautés détentrices de droits, et s’ils proposent des accommodements appropriés. Les communautés autochtones détentrices de droits territoriaux constitutionnalisés n’ont pas de droit de veto. Elles sont obligées d’accepter quelque projet que ce soit. La seule chose qu’elles peuvent exiger, c’est d’être consultées et voir leurs droits accommodés.
Enfin, en adhérant pleinement à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones en 2010, le Canada s’est engagé à consulter les peuples autochtones et à coopérer avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, « en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, notamment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation ou l’exploitation des ressources minérales, hydriques ou autres » (article 32).
Toutefois, au Canada, contrairement à d’autres pays, les déclarations et traités internationaux ne sont pas immédiatement applicables en droit interne. Ils doivent être introduits au moyen d’une loi (adoptée par l’ordre de gouvernement compétent —province ou gouvernement fédéral). Or, jusqu’à présent, tous les efforts faits en ce sens ont échoué, sauf en Colombie-Britannique. Toutefois, l’adoption de la Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act, SBC 2019, c 44 n’a rien changé à la situation.
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À cette diversité des fondements juridiques des droits territoriaux autochtones canadiens vient se greffer le problème de la gouvernance autochtone.
Afin de détruire les autorités gouvernementales traditionnelles autochtones, l’État fédéral canadien a introduit, à la fin du 19e siècle, les « conseils de bande » dans la Loi sur les indiens. Pendant longtemps, là où les Premières nations sont concernées, l’État fédéral ne reconnaissait pas d’autres interlocuteurs. À cette tentative d’éradication des autorités traditionnelles se sont ajoutées une interdiction des potlatchs et une interdiction de saisir les tribunaux de revendications territoriales. Mais malgré la répression des autorités traditionnelles, celles-ci ont survécu, comme en témoigne l’importance qui leur est encore accordée chez les Mohawks et les Wet’suwet’en par exemple.
Le problème, c’est que lorsqu’arrive le moment de « consulter » un groupe autochtone, il n’est pas toujours facile de savoir vers qui se tourner. Les entreprises et l’État s’adressent bien sûr aux conseils de bande wet’suwet’en élus. Ceux-ci, rappelons-le, tentent aujourd’hui de faire ce qu’ils peuvent pour améliorer la vie de leurs commettants. Ils sont appelés à faire des choix difficiles pour sortir leur communauté de la pauvreté. En outre, contrairement aux autorités héréditaires, ce sont les conseils de bande qui ont la responsabilité de gérer les services sociaux et tous les services de proximité offerts à la communauté.
Mais les tribunaux ont également reconnu la légitimité des autorités traditionnelles. Cela s’explique parce que, juridiquement, la compétence du conseil de bande ne dépasse pas les frontières minuscules de la réserve, alors que les autorités traditionnelles peuvent légitimement soutenir avoir compétence sur l’ensemble du territoire traditionnel de la nation qui, parfois, couvre des milliers de kilomètres carrés.
Enfin, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones reconnaît aujourd’hui le droit des peuples autochtones à l’autodétermination interne, ce qui se traduit par un « droit de participer à la prise de décisions sur des questions qui peuvent concerner leurs droits, par l’intermédiaire de représentants qu’ils ont eux-mêmes choisis conformément à leurs propres procédures, ainsi que le droit de conserver et de développer leurs propres institutions décisionnelles » (article 18).
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Que faut-il conclure de cette situation complexe ? Une chose au moins est sûre, c’est que la solution aux conflits territoriaux exigera l’élaboration d’institutions gouvernementales autochtones qui feront le pont entre le système électif des conseils de bande et les modes consensuels ou héréditaires de gouvernance autochtone. Plusieurs nations autochtones y sont parvenues en mobilisant leurs propres traditions juridiques. Cette crise a clairement démontré que le temps où l’on pouvait ignorer les autorités traditionnelles autochtones était révolu.
Plutôt que d’encourager la division des communautés autochtones, il vaudrait mieux leur donner les ressources nécessaires pour qu’elles puissent mettre sur pied des institutions qui, pensées à partir de leurs propres perspectives juridiques, leur permettront d’en arriver à des décisions légitimes, et qui auront donc plus de chance d’être obéies par tous.
Toutefois, malgré l’importance accordée aux autorités traditionnelles, on aurait tort de placer la vérité d’un seul côté. Comme les Autochtones ne peuvent qu’être consultés et accommodés, mais sans plus, on peut comprendre que les conseils de bande y voient un incitatif majeur à tirer le meilleur parti d’une situation où ils ont tout à perdre. En outre, il n’est pas dit que tous les Autochtones canadiens rejettent entièrement le mode de sélection électif des autorités de la communauté. Les environnementalistes non-autochtones doivent donc agir avec prudence et se garder d’être plus autochtones que les Autochtones.
Quant aux chefs traditionnels qui s’opposent au droit canadien, ils sont certainement sortis grandis de cette crise. Toutefois, s’ils veulent garder leur crédibilité, ils devront s’assurer d’agir conformément aux règles du droit constitutionnel Wet’suwet’en dont ils se réclament et sur lequel se fonde leur autorité. Si le soutien de la société Wet’suwet’en devait leur faire défaut, leur légitimité serait irrémédiablement compromise.
*Cette analyse a été sollicitée par le GITPA le 15 mars 2020 pour mieux comprendre
la situation de crise autochtone actuelle.
Lien sur le conflit entre les Wet'suwet'en et le projet de gazoduc Coastal GasLink
Lien vers les informations sur le Canada dans le site du GITPA
